Le Monde intervalle par Anne Sibran

« Un hommage à l’inadvertance »

Voilà  un roman des plus originaux. Anne Sibran traite de ce qui paraît insignifiant.
Anne Sibran est une romancière beaucoup trop rare. En 2002, Ma vie en l’air aurait mérité le prix Médicis. Depuis, elle s’est attelée aux scénarios de bandes dessinées avant de nous revenir avec force avec un livre superbe, Je suis la bête chez Gallimard, et cet hiver avec des chroniques aussi extraordinaires : Le Monde intervalle chez Panama.
Cela ressemble à  des nouvelles, mais c’est surtout un voyage dans l’imaginaire que nous propose Anne Sibran. L’écriture est un chemin qui mène vers la vie et une certaine vérité. La romancière nous invite dans sa géographie de l’inattendu et de tout ce qui circule entre les évènements. Il y a des hommes qui prennent le temps de vivre et il y a Anne Sibran, qui prend le temps de regarder et de mettre l’accent sur ce qui paraît insignifiant… et pourtant si important.

Après une absence littéraire de cinq ans, vous sortez coup sur coup deux livres.
Je fais beaucoup de choses. J’ai repris des études d’ethnologie. J’écris des scénarios de bande dessinée. La littérature n’est pas en annexe. Mais il m’a fallu quatre ans pour écrire  Je suis la bête. Ce livre est une folie. Je ne m’en suis pas rendu compte au départ. Mais j’ai dû le réécrire quatre fois. Je n’avais pas la musique de la forêt. Cela m’a demandé un énorme travail de la découvrir, de la prendre afin qu’elle devienne instinctive.
Comment avez-vous procédé pour trouver le ton de Je suis la bête ?
Le premier jet était un peu touffu. Je posais d’autres personnages jusqu’au moment où j’ai trouvé la langue. C’était long et douloureux puisque entre temps j’ai perdu mon éditeur Yves Berger. J’ai donc porté ce second temps de maturation du livre entièrement seule. J’ai été obsédée par ce livre.
Le Monde Intervalle, comment intervient-il ?
Dans l’intervalle justement. Ce n’est pas un jeu de mot, mais en fait, il est l’humus de tous mes romans, de tout mon travail d’écriture mais aussi de ma vie. C’est quelque chose d’extrêmement important pour moi. C’est comme un acte de présence qu’il m’importe de filer de jour en jour pour être sûre de garder la fréquence qui me sert pour l’écriture. Pendant très longtemps, j’ai pensé garder ce texte sans le publier.
Alors pourquoi publier ?
Mes deux livres qui viennent d’être publiés sont sortis grâce à  deux rencontres, deux éditrices chez Gallimard et Panama. Chez Gallimard, Je suis la bête est inséré dans la collection Haute Enfance. Ce livre est un hommage à  l’inadvertance, à  toutes ces choses minimisées et qui deviennent pourtant fondamentales. J’ai l’impression que ce livre ne parle que d’écriture. Je me dis que tout ce qui se passe dans le processus même du roman est une pluie d’inadvertance. Il faut tenir le guet.
Qu’y a-t-il dans cet intervalle ?
Ce n’est pas un prisme. C’est un chemin de guet qui tient tant pour l’écriture que pour la vie. C’est un chemin de traverse. C’est aussi un regard, C’est une manière d’enfiler comme des perles, les choses qui font la moisson de l’intense. Ce qui m’intéresse beaucoup autour des évènements, c’est cette espèce de buée, de réverbération. Je trouve que l’on parle très peu de ça alors que c’est très important.
Au chapitre des évènements, il y a la mort.
Quand je parle de cet accident de vélo, je rentre dans une autre qualité présente, une autre intensité. Je sens que cette personne va mourir. Je suis très jeune et toute seule. Dans ce genre de situation, je trouve que la vie nous apporte sa bienveillance en installant un sas de décompression qui m’a permis d’arriver avec une certaine lenteur. Malgré l’aspect tragique, tout est bien orchestré. C’est pourquoi je demande lequel des deux a bercé l’autre. Est-ce moi qui suis venue à  lui ou lui qui est venu me rencontrer ?
Pourquoi est-ce important, l’intervalle ?
Je pense que c’est très intéressant d’attraper les évènements par l’intervalle. J’aurais pu raconter cette histoire d’une façon très différente avec un narrateur à  la troisième personne. Alors que là, en partant de l’intervalle, je ne parle que de ce qui m’arrive et de cette buée, qui est un champ plus vaste. Cela permet d’attraper quelque chose, qui, sans dévoiler le moindre mystère, permet de l’englober. Pour moi, c’est aussi ça qui est essentiel dans la vie.

Propos recueillis par
PASCAL HABERT

Extrait

« Je range l’appartement devant mon petit, couché dans son transat, avec ses poings minuscules, son pyjama épais. Je le frôle, et voilà  soudain que je découvre son regard posé sur moi. C’est un regard entier, d’une attention tellement intacte que tout ce que j’étais à  faire à  côté me semble maintenant insignifiant. Il faut que je m’y précipite, que je m’y prosterne, avec l’impression confuse d’arriver au milieu de la fête, les cheveux en désordre, la robe mal boutonnée.
A quel instant le regard est-il apparu, combien de fois suis-je passée  devant sans le voir ? Mon cœur se serre. Je pense à  ces graines d’érable qui couvrent le chemin du square Willette. Sous leur peau brune où tient l’ailette effilochée, le germe est d’un vert presque tiède. Je ne supporte pas de les voir piétinées. Ce matin, dans la cuisine, je ressens une contraction identique. Quelle graine invisible mon inattention a-t-elle manqué d’écraser ? »

(Page 65). Le Mande intervalle, Anne Sibran